Jean Pierre Ceton
romans

LETTRE AU LECTEUR 38

Ouvrir le français aux logiques contemporaines

(Inventer à nouveau des mots en français)

Une information récente prédisait que le français sera l'une des langues les plus parlées dans le monde en 2050, notamment en raison de l’accroissement de la population de l'Afrique francophone.
Même si tous les habitants de ces Etats ne sont pas francophones, c'est une bonne nouvelle qui compense la baisse régulière du pourcentage d’étudiants étrangers apprenant le français.
Cette bonne nouvelle est cependant à pondérer du fait que nous avons à affronter depuis quelques années une américanisation proliférante de la langue courante en France.
En témoigne l'écrivain Serge Doubrovsky, de retour à Paris après 30 ans passés à New York, qui ne reconnait plus le français qu'il pratiquait à son départ et constate, comme nous pouvons tous le faire, qu'il est de plus en plus truffé de mots américains.
Bien sûr, les emprunts aux autres langues est une constante de l’histoire des langues mais, en l’occurrence, ce recours croissant à l'anglais-américain signifie qu'on ne crée plus de mots nouveaux en français puisque, en réalité, on utilise des mots anglais ou d’origine anglaise pour en créer de nouveaux.
Plus grave encore, comme cause ou conséquence, ces emprunts révèlent qu'on n'invente plus de concepts en français contemporain.

Car pour que se créent des concepts dans une langue il faut qu'il y ait une propension à créer des mots. Il faut une pratique régulière du néologisme, ce qui n'est pas le cas en France où l'habitude est plutôt de s’en excuser. Il faut en outre que cette langue capte et intègre les novations de notre temp.
Ainsi est-il urgent de se demander si on défend vraiment le français en le défendant bec et ongles tel qu'il est censé être depuis des siècles, c'est à dire dans des formes et des règles correspondant à des logiques qui ont de moins en moins cours dans nos vies, voire plus du tout pour la nouvelle génération.
Défendre le français aujourd’hui impliquerait au contraire de l’ouvrir aux logiques contemporaines, par exemple en poursuivant plus audacieusement la démarche entreprise avec Les rectifications de l'orthographe de 1990, de sorte de provoquer un regain d’intérêt pour notre langue chez les étudiants étrangers, et aussi chez nos enfants pour qui bon nombre de règles de grammaire sont incompréhensibles.

Ces rectifications de 1990 figurent désormais en option dans le dictionnaire de l’Académie française. Hélas, elles ne sont toujours pas enseignées par l'éducation nationale alors qu'elles sont admises aux examens au Québec depuis plusieurs années.
Mais pourquoi promouvoir une nouvelle orthographe?
Il est courant d'entendre dire que des ingénieur.e.s sortant de grandes écoles font des fautes d’orthographe. Il y a même une manière devenue cliché de s'en lamenter pour assurer que là encore tout fout le camp !
Il faut pourtant considérer que ces ingénieur.e.s sont en réalité imprégné.e.s de logiques formelles auxquelles ne résistent pas les logiques incertaines de l’étymologie et/ou de l'usage des siècles.
Prenons l'exemple de « quelque temps ». Pour la logique formelle il y a une erreur car un terme est au singulier et l'autre porte la marque du pluriel. Mais écrire « quelques temps » (comme cela se fait de plus en plus malgré la vigilance des correcteurs) ne rend pas compte de l'indétermination du temps. Tandis qu'il serait correct à l'égard des logiques contemporaines d'écrire quelque temp, les deux termes sans « s » puisqu'au singulier.
Pourquoi alors ne pas supprimer aussi le « p » de temps, objectera-t-on, si on supprime le « s » latin de tempus ? Et bien parce que ce « p » est conservé dans les dérivations du mot : temporel, temporairement etc. Ce qui est d’ailleurs également vrai pour corp, corporel, corporation, et du coup autoriserait à écrire le corp, des corps...
Prenons le cas de la féminisation des noms de fonctions à laquelle beaucoup de « défenseurs » de la langue s'étaient vigoureusement opposés et qui s'impose depuis les années 2000 dans auteure, professeure, ingénieure, chercheure, entrepreneure et dans bien d'autres mots. Et aussi dans Madame la Ministre ou la Maire de Paris et, au Québec, il y a peu, c'était Madame la Première Ministre.
L'Académie française conserve néanmoins l'intitulé « Madame le secrétaire perpétuel » en raison d'une logique du neutre renvoyant à des périodes historiques qui n’étaient d’évidence pas féministes.

Défendre la langue aujourd'hui impliquerait une grande réforme des règles générales du français qui, en l’ouvrant aux logiques contemporaines, privilégierait l'information et non l'étymologie. Par exemple, par une généralisation du "s" au singulier et du "non s" au pluriel (y compris à la place du « x »), du "e" au féminin et du "non e" au masculin, une réduction des accents qui ne se prononcent plus, un traitement des cédilles, des "oe" qui passent mal en numérique etc.
Ce serait une réforme à réaliser avec les pays francophones, tout comme le Portugal l'a fait avec le Brésil et l'Angola, par "un accord orthographique de la langue portugaise".
Certains y verront une entreprise de destruction du français, il s'agit tout au contraire de faire vivre la base magnifique de son élaboration séculaire pour que notre langue continue d'inventer des mots français.


1/9/2014  tous droits réservés / texte reproductible sur demande / m.à j. 6/10/2014

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