Jean Pierre Ceton
romans

LE CHOIX D'ECRIRE
Entretien, journée Duras, Atrium de Chaville (près de Paris) le 14/03/2010 //

Catherine Gottesman :  Sur le programme, nous vous avons présenté comme le faisait Marguerite : «JPC ne fait qu’écrire et vivre». Pouvez-vous nous dire si c’est encore vrai, et puis nous donner quelques détails sur ces écrits ? Nous n'en demandons pas sur la vie, enfin pas tout de suite…

JPC :  Vous me demandez de me présenter en somme. Donc je dirai que je suis écrivain et je vais essayer de vous raconter en quelques mots cette naissance d’écrivain à travers ma rencontre avec Marguerite Duras.
Je l’ai connue dans un festival de cinéma où je présentais un film qui s’appelait, et qui s’appelle toujours d’ailleurs, Narcisso-métal. A la sortie de la projection, Marcel Mazé, le directeur du festival, m’a présenté à Marguerite Duras qui m’a dit «c’est un film d’écrivain». Je lui ai répondu oui que j’écrivais, alors elle m’a dit de lui envoyer un manuscrit chez elle, rue Saint Benoît, à Paris.
Bien sûr je l’ai fait rapidement et il en est advenu que, quelques mois après, un livre est sorti aux éditions de Minuit qui s’appelle Rauque la ville avec une préface de Marguerite Duras.

Je vais continuer de vous raconter cette histoire pour arriver à une anecdote qui concerne la question de «qui on est?».
L’année suivante je suis retourné au festival d’Hyères, j'y faisais une émission pour France Culture, intitulée «le désir de cinéma», Marguerite Duras était invitée également, et nous avons commencé là pour «Les nuits magnétiques» les «Entretiens avec Marguerite Duras» que j'irai enregistrer à Trouville à l’automne.
Ces entretiens ont été diffusés chaque soir, du 27 au 31 Octobre 1980, sur France Culture, puis ils ont été un petit peu oubliés, puis retrouvés. En fait ils avaient été stockés avec une autre émission qui un jour a été rediffusée, provoquant en même temps leur première rediffusion. Puis en 2006, pour les dix ans de la mort de Marguerite, une nouvelle diffusion a été faite dans le cadre de l’émission «Les mémorables»...

Il se trouve que, peu après la 1ère diffusion de ces Entretiens, Marguerite Duras m’avait dit : «Il faut qu’on fasse quelque chose avec ça!».
Ces entretiens, moi j’y avais travaillé tout de même pas mal et je ne voyais pas très bien sur le moment ce qu’on pouvait faire de plus. Elle en avait reçu une copie de Radio France et un jour j’ai eu la surprise de voir qu’elle était en train de les retranscrire elle-même, avec un petit magnéto-cassettes, au stylo à plume... du moins, elle avait commencé.
J’en ai d’ailleurs ici plusieurs pages, -je ne sais pas si je vais arriver à vous les montrer avec ce micro-, que je suppose on doit très bien voir de loin...
Quand j’ai retrouvé ces pages, dont certaines ont été dactylographiées, j’ai constaté qu’entre les deux diffusions, la séquence du tout début avait été enlevée, celle que j'appelle l’épisode de la vieille dame de la rue de Londres à Trouville...
Ce qui est touchant, c’est que non seulement Marguerite avait retranscrit, mais, comme vous le voyez, -là aussi ça se voit très bien de loin je pense-, elle a annoté, supprimé et même ajouté d’autres mots, d'autres phrases.
Alors l’histoire de la vieille dame de la rue de Londres à Trouville commence comme ça :
Je lui dis «j’ai bien aimé cette histoire de dame dont vous me parliez ce matin, vous l’avez rencontrée comme ça ?». Marguerite répond «c’est moi qui lui ai adressé la parole
»...

 Vidéo de Gilles Gottesman

Joëlle Pagès-Pindon : C’est une expérience singulière et forte que de se retrouver devant un écrivain qui a dialogué avec ce personnage producteur d'imaginaire, de romanesque comme vous le dites dans La Fiction d’Emmedée, qui est Marguerite Duras... Alors, le titre de votre livre, c’est la preuve que c’est votre personnage de votre fiction à vous, alors que certains disent Duras, d’autres Marguerite, d’autres encore s'en tiennent aux initiales M.D., comme Yann Andrea... Et puis vous, c’est autre chose, dans ce «Emmedée», on entend «aime», on entend beaucoup de choses...

- Extraits, pages 137/138 , de La Fiction d'Emmedée, lus par Aurélie Houguenade… (« Un jour elle a eu envie de savoir vers quoi allait ma préférence, vers quel livre, vers quel film ?.../... Et après un de ses silences exemplaires: Vous vous trompez, vous confondez avec une autre... Vous savez, c'est que des fictions mes trucs ! »)


JPC :
Merci beaucoup Aurélie, j’aimerais bien que vous en lisiez un autre passage tout à l’heure...
En fait c’est quand j’ai trouvé ce «prénom» que j’ai eu une première
«vision» du livre. Je cherchais un prénom un peu romanesque, elle, elle l’était suffisamment pour que le livre s’enclenche, d’un autre côté je ne voulais pas trop l’impliquer en la nommant «Marguerite Duras», d’autant que ce livre a été écrit dans les années 1995, avant sa disparition, -je l'avais terminé quand elle est morte en 1996, même s'il a été publié au début de l'année suivante...
Emmedée donc, ainsi j’ai pu me mettre à écrire ce livre que je revendique comme un roman dont le personnage principal est Marguerite Duras.
Mais souvent on m’a demandé, est ce que ça raconte vraiment la vérité si c'est un roman? Ou bien, est-ce que c'est un roman puisque je raconte ma rencontre avec elle et puis un certain nombre de choses que nous avons fait ensemble.
Là je me réfère à ce que vient de lire Aurélie sur la fiction, en fait tout est de la fiction, oui voilà, mais ça ne veut pas dire que ce que j’ai raconté n’est pas vrai, peut-être qu’il y a beaucoup de choses que la fiction a inventées, mais elles sont complètement vraies, comme elle disait.

Et je voudrais relier ça à une petite anecdote. Il y a deux ans, j’ai été invité par la mairie de Trouville à participer aux Rencontres Duras, et j’ai lu des extraits de ce livre La Fiction d'Emmedée, un dimanche matin, à 11 heures, dans le cinéma du Casino. Quelques semaines après, on m’a envoyé des coupures de presse où j’ai pu lire qu'une comédienne avait lu des extraits de La Fiction d'Emmedée, un dimanche après-midi, dans le hall du grand hôtel des Roches Noires...
Bon, ce n’est pas tout à fait la même chose... Je me suis dit que ça n’avait pas beaucoup d’importance, je n’ai pas pensé une seconde que ce journaliste avait mal fait son travail etc. Non, il m’est venu tout de suite que finalement, peut-être ça aurait été une bonne idée que je lise des extraits de La Fiction d'Emmedée dans le hall des Roches Noires, où habitait Marguerite Duras. Parce qu’en effet j’aurais lu un passage que je n’ai pas lu ce jour-là, et que je vous propose, Aurélie, de lire, si vous le voulez bien, c'est à la page 66...

- Extraits, pages 66/67, de La Fiction d'Emmedée, lus par Aurélie Houguenade («C'est André qui a ouvert la porte. Il n'a fait état d'aucune surprise en me voyant.../... d'ici on peut distinguer une autre mer au-delà de l'estuaire du fleuve.»)


JPC :
Par exemple, cette dernière phrase, je ne crois pas que Marguerite l’ait dite la première fois où je suis allé la voir. Mais que peut-être elle m’a dit une autre phrase de ce genre, puis encore une autre à chaque fois que nous y sommes passés, parce que nous y sommes allés plusieurs fois dans ce hall du grand hôtel des Roches Noires. Et donc il y a eu une sorte d’accumulation et de synthèse qui s’est opérée entre différentes séquences ce qui me permet de dire là, que en effet la fiction peut ajouter à la réalité, en tous cas à la conscience que l’on peut en avoir.

Frédérique Lamothe : Alors justement pourquoi ne pas être allé carrément plus loin? Pourquoi ne pas avoir utilisé une histoire ou un personnage de Marguerite Duras pour en faire quelque chose qui soit carrément dans la fiction, puisque ça s’appelle La Fiction d’Emmedée ?

JPC : Mais je crois que c’est carrément de la fiction! Pas dans une perspective de réduction mais au contraire de création de vie... Oui, justement, parce qu’il y a beaucoup de situations qui n’ont jamais existé, mais qui auraient pu, et sans doute c’était bien qu'elles existent comme ça dans le livre. Mais qui n’ont pas tout à fait existé dans la réalité. Il y a des personnages qui n’ont pas existé, ce n’est pas intéressant d’ailleurs qu’ils aient existé ou pas… C’est le fait d’écrire qui importe, d’inventer un monde finalement, et peut-être de le scénariser davantage…
Pourquoi n'être pas allé vers un roman au sens où on l'entend généralement? Et bien parce que le sujet de ce livre, c'est la recherche de la « fiction » de MD. Savoir ce qui était le moteur de sa vie autant que d'elle-même et de son écriture...
Donc le livre tente de décrire de l'intérieur cette fiction de la personne écrivain.

Joëlle Pagès-Pindon :  On a parlé de La Fiction d’Emmedée, mais il y a une autre fiction: «A qui parlait-elle en me parlant?», vous demandez-vous dans le livre. Est-ce que vous pouvez nous le dire ?

JPC :  Ce n'est pas une autre fiction, cela fait partie de sa fiction, de celle que j'essaie d' «écrire», de décrire et de comprendre... Quand elle me parlait à moi, il est possible qu’elle parlait à quelqu’un d’autre... C’est vrai que dans le jeu de la fiction, je pouvais penser à l’un de ses frères par exemple.
Je suis convaincu que lorsqu’on téléphone à quelqu’un qu’on ne connait pas, si on lui téléphone un certain nombre de fois, on finit par se représenter cette personne et il arrive d’ailleurs que quand on la rencontre on ne la reconnaisse pas. Parce qu'on se représente ce quelqu’un plus ou moins à partir des personnages de sa propre histoire.
Quand elle me parlait parfois, et là je pense que vous faites allusion à l'une des scènes par exemple dans un restaurant vietnamien, et que tout d’un coup, je la voyais se mettre à manger comme elle devait le faire très longtemps auparavant, avec le bol approché de la bouche et le jeu des baguettes, et qu'elle "partait" alors complètement...là je savais que si elle me parlait, elle devait parler à quelqu’un qui n’était pas moi en tous cas.

Frédérique Lamothe :  Alors si vous le voulez bien on va revenir en arrière, à votre premier livre Rauque la ville publié aux éditions de Minuit en 1980, qui est très difficile à décrire en fait puisqu’il s’agit de déambulations, de promenades, de rencontres merveilleuses, et qui se centre même plutôt sur cet évènement-là, rentrer, sortir, extérieur, intérieur.
Donc Marguerite Duras a fait une très belle préface que va nous lire Paule Santiago.

...

Frédérique Lamothe :  Ce qui est amusant c’est que d’habitude on dit que les écrivains qui ont fréquenté Marguerite Duras ont été influencés dans leur écriture et se mettent à écrire comme Marguerite Duras et là c’est presque l’inverse. On a l’impression que la préface prend le même rythme que votre livre, donc je voulais savoir ce qui avait été décisif dans l’écriture de Marguerite Duras pour vous ?

JPC :  C’est vrai qu’elle s’est amusée, dans un autre texte aussi, publié dans les Cahiers du cinéma, qui s’appelle Les Yeux verts, elle s’est amusée à jouer un peu sur mon écriture de Rauque la ville...
En revanche, il m’est arrivé plusieurs fois quand j’écrivais, que je lui dise « non, non, non, en ce moment je ne vous lis pas, parce que je suis en train d’écrire et je préfère ne pas vous lire »… Parce que évidemment son écriture était tellement présente qu’elle pouvait difficilement ne pas être de l’ordre d’une influence.
Ce qui a été décisif dans l’écriture de Marguerite Duras pour moi?… Je ne peux pas situer précisément une influence d'elle sur mon écriture... De l'ordre d'un certain engagement littéraire... D'un engagement vers l'écriture, oui... Nous partagions le désir de la littérature. Pas de la lecture d'ailleurs, celui de l'écriture de la littérature...
Dans cette préface elle dit qu’elle ne m’a pas téléphoné, qu’elle n’osait pas etc... Mais en fait elle m’a téléphoné, dans la nuit... C'est qu'elle a dû écrire cette préface quatre ou cinq mois après, donc elle l'a écrite dans une démarche de fiction, comme tout ce qu'elle écrivait, et donc il lui est apparu à ce moment-là que c’était plus logique dans sa fiction, mieux ordonné selon elle, de ne pas m’appeler.

- Extraits, pages 59/60 de Rauque la ville, lus par Paule Santiago («C'était une bonne heure pour s'en aller. Après tant de jours de rien, suite de levers-couchers.../... Je lui ai parlé de la tendre et folle Cathina que je n'avais jamais revue, et de qui je pouvais dire beaucoup de choses.»)

JPC : ... A la suite de cette préface et de la publication de Rauque la ville, il y avait un jeu qui s'était instauré entre elle et moi, parce que ce livre a eu du succès, beaucoup de presse... D’ailleurs, s'il y a eu quelques vrais textes critiques, la plupart des journalistes se contentaient de citer la préface de Marguerite…
Oui, il y avait un jeu de réparties quand on se voyait... Elle se réjouissait beaucoup du succès du livre et elle me disait «mais tu sais s’il a du succès, c’est ton texte, c’est toi».
Et moi je disais « c’est un peu vous Marguerite, avec votre préface etc.»...

Mais je voudrais maintenant vous parler de ce que j’appelle «mon atypicité». Beaucoup d’écrivains sont atypiques, je crois que normalement ils devraient tous l’être, mais il y a sans doute des exceptions.
Et cette « atypicité » m’a amené à avoir un parcours éditorial un peu compliqué. Alors, chaque fois qu’un livre venait à être publié, -j’en ai publié huit-, c’était un petit miracle. Bien sûr que Rauque la ville  avec une préface de Marguerite Duras aux éditions de Minuit, c’était un petit miracle… Mais Rapt d’amour aussi, publié chez POL, dans une collection dirigée par Marguerite Duras...

- Extraits, pages 33/34 de Rapt d'amour, lus par Joëlle Pagès-Pindon («Dès leur arrivée elle les avait remarqués, cette fille brune assez forte et ce type brun.../...Rire-réponse d'Aimée-Sophie, elle pose la tête sur l'épaule de Jacques ou Paul: Mon petit frère sur-aimé!»)


JPC :
... Je crois que j’ai deux axes «d’atypicité», l’un porte sur mon écriture et l’autre sur mon rapport à l’époque.
D'abord, j’essaie d’écrire une langue qui corresponde à la langue parlée d’aujourd’hui. Je ne dis pas que j’écris de la langue parlée, je ne fais pas de verlan ni de je ne sais quel rap. J’écris une langue écrite, mais une langue écrite qui correspond à la langue parlée d’aujourd’hui. Enfin c'est que j'essaie de faire. C'est ce que j'ai essayé de faire dès le tout début de mon écriture. Du coup ce n'est pas une langue immédiate, c'est une langue qui doit se construire... Que j'ai construite peu à peu et que je continue de construire.
Je peux donner un exemple même s’il est un peu partiel, à propos de l'utilisation du passé simple comme mode de narration. Pour ma part je ne connais personne qui me raconte une histoire d’amour, ses vacances en Andalousie ou son dernier voyage au Mexique au passé simple… Bon, normalement dans les romans courants, on écrit au passé simple, donc moi j’essaie de trouver une autre forme pour écrire quelque chose qui corresponde à notre langue parlée d’aujourd’hui. Je parle de la langue parlée la plus vivante, y compris celle que je parle…
Et j’essaie aussi de trouver dans le même mouvement une langue qui me permette d’analyser et de comprendre mon époque.
Ce qui me relie au deuxième terme de mon « atypicité ».
Je n’ai pas tout à fait suivi une tradition, qui remonte à loin je crois, je ne sais pas à quand d’ailleurs, mais, je sais que Lesage qui était un auteur picaresque du XVIIe je crois ou XVIIIe, avait des dialogues dans lesquels on pouvait lire, genre : «les poires ne sont plus aussi bonnes qu’avant»… Donc c’est sans doute une tradition de ne pas aimer son époque, de la trouver mauvaise et de la rejeter. Et je me suis orienté vers la tentative de la comprendre, cette époque qui nous surprend tous les jours.
J’ai donc opté par exemple pour la pratique de l’ordinateur, du numérique, enfin ça ne m’empêche pas d’écrire à la main aussi. Par exemple, un peu avant les années 2000, j’ai ouvert un site internet où j'ai mis en ligne et continue de proposer beaucoup d’écrits...

Catherine Gottesman : Je voudrais vous poser une question sur un autre livre, La Suive . J’ai eu des hésitations à commencer ce livre, d’abord parce qu’il est très beau, on dirait un livre pour collection, et puis il faut le découper… Qu’est ce qui s’est passé ? Et pourquoi l’Imprimerie nationale ?

JPC : Oui c'est un peu particulier, il y a d'ailleurs eu des coquilles à une époque, des gens retenaient Bibliothèque ou Documentation nationale... Vous savez quand on est atypique, on a un parcours compliqué même s'il peut parfois apporter beaucoup de bonheur... J’avais écrit ce livre sur un petit ordinateur, un peu primaire mais quand même, et il a été composé dans un des plus beaux ateliers d’imprimerie au plomb !
Il s'est produit que Michel Nuridsany, critique d'art, qui voulait publier quelques auteurs aimés, avait rencontré un directeur de la littérature à l’Imprimerie nationale. Et l’Imprimerie nationale disposait d'un atelier de composition, justement cet atelier dont je parle, qui à ce moment-là était sans activité. Donc ç'a été une chance inouïe qu’il y ait d'un côté un atelier sans activité et de l'autre quelqu’un qui propose une collection de littérature. C’est sans doute assez rare dans l’histoire de l'imprimerie mais cela est arrivé.
Et les responsables de la collection avaient en plus trouvé rigolo de ne pas découper les pages, de ne pas massicoter on dit...
Mais cela a été assez mal vu par les critiques qui disaient «alors, si en plus il faut découper les pages !».

Catherine Gottesman :   Je ne pourrais pas dire grand chose de La Suive  parce qu’il y a un suspens, je trouve qu’il ressemble un peu à un polar, donc au début le personnage se dit qu’il faut qu’il fasse quelque chose, qu’il entreprenne, et puis petit à petit il se dit non, comme ce qu’il fait de mieux, c’est de regarder les gens, il va développer ça… D’abord c’est quelqu’un qui lui dit « tu m’espionnes, tu me regardes » et donc il se dit « voilà ma vocation, je vais devenir espion ». Et puis après il se dit « non contre-espion, ça sera beaucoup mieux » et puis finalement détective… alors je n’en dis pas plus parce que là je tuerais le suspens. Donc il finit par devenir détective, et le titre « La Suive », c’est parce qu’il se met à suivre des gens et c’est ça qu’il appelle la « suive ».

JPC :    Vous pouvez quand même dire qu’après être espion, contre-espion ou je ne sais pas quoi, il s’intéresse beaucoup au mental et que, tout en restant détective, il devient un peu psy quelque chose…

Catherine Gottesman :   Oui, mais malgré lui au début!… Et cet autre livre, Le Pont d’Algeciras, je l’ai lu comme un roman d’anticipation. Au début ce personnage qui est installé au dixième étage de ce qui ne paraît pas être un immeuble mais un lit superposé de dix étages, bon évidemment on peut penser que c’est en fait dix appartements, et qui écoute un haut-parleur qui diffuse des informations sans cesse… j’ai eu l’impression de retrouver effectivement des grands romans d’anticipation avec une critique évidemment du monde contemporain. Et vous disiez tout à l’heure que vous aimez bien les techniques contemporaines mais en même temps vous êtes assez critique vis-à-vis des médias et vis-à-vis de ce qui pourrait être la télévision par exemple…

JPC :   Oui tout à fait. Ce n’est pas parce qu’on se met dans la situation d’être intéressé par les données majeures de cette époque qu’on en n’est pas critique.
Ce que je n’ai pas suivi comme tradition, c’est celle de ne pas "considérer" mon époque en tenant un discours qui se concrétisait par des phrases clichés, du genre: "avec tout ce qu'on voit maintenant, on vit vraiment une basse époque, avant oui il y avait, maintenant il n'y a plus etc".
Ce que je critique, c'est la non ou la sous ou la mauvaise utilisation de la modernité et de ses techniques... Ou encore, la perpétuation inutile de pratiques perverses ou inhumaines...

C’est amusant que vous parliez d’anticipation à propos du Pont d'Algeciras  parce qu’en fait j’avais l’impression dans ce roman de parler complètement de ma contemporanéité!

Catherine Gottesman :   Vous relatez des expériences que nous avons faites peut être tous et qui nous ont bien énervés, en particulier les appels téléphoniques qui débouchent sur des attentes interminables et qui évidemment ne débouchent pas… Si je lis quelque chose ce sera ça...

-Extrait, pages 64/65, Le pont d'Algeciras, lus par Catherine Gottesman (« Le lendemain, toujours pas de signal réseau, pas de connexion, rien.../... pas davantage en jetant par la fenêtre sa machine avec périphériques et tout, au risque que cela tombe sur la tête d'un passant innocent, les ennuis ça arrive facilement, faire attention... »)


JPC : ... J’ai publié mes trois derniers livres chez un petit éditeur, qui m’a fait le bonheur de les publier tels que je les avais écrits...
La sortie du second livre a été un peu compliquée, parce que l'éditeur a eu des ennuis, il a dû fermer son entreprise, et il a fallu attendre qu’il en recrée une autre… Pas grave, il disait, renaître de ses cendres comme Phoenix… En effet ça s’est bien passé après…

Donc Le pont d’Algeciras devait sortir en janvier et j’avais en ligne de mire une conférence sur la fiction à l’Ecole d’architecture de Versailles où j’avais bien envie de le présenter. Sauf que courant janvier il s’est passé que l’imprimerie où le livre devait être imprimé a eu un gros problème parce que les dirigeants de cette imprimerie étaient un couple, et ce couple s’est mis à se chamailler et ils en sont venus à fermer l’imprimerie.
Donc mon éditeur Henri Poncet, de Chambéry, a dû chercher une autre imprimerie, ce qu’il a fait et il a trouvé assez rapidement mais ça a pris du temps quand même… et la conférence à Versailles avait lieu vers le 20 février donc ça devenait très serré comme timing… Je pensais que ça n’allait pas marcher et me disais tant pis je présenterai ce livre une autre fois à une autre occasion. Et puis deux jours avant, l’éditeur me téléphone, et me dit « j’ai trouvé une solution, l’imprimeur va envoyer directement à l’Ecole d’architecture une douzaine des premiers livres imprimés».
Et en effet le jour même, l’après midi, un petit peu avant que je me déplace pour y aller, les responsables de l’Ecole d’architecture m’appellent et me disent « formidable, on a reçu les livres ».
Très bien ils étaient arrivés, l’imprimeur n’avait pas même eu le temps d'apposer le petit film qui normalement se met sur la couverture pour éviter qu’elle s’abîme.
Donc la conférence se passe bien, ensuite il y avait une petite réception. Et en y arrivant, j’aperçois en effet une table sur laquelle il y avait des livres, les miens et d’autres livres d’une autre intervenante. On voit très bien ses livres de loin dans ces cas-là…
Et j’étais en train de parler avec le directeur de l’école, Nicolas Michelin, soudain je vois une jeune femme, bien de sa personne, qui se dirige d’un pas décidé vers la table, la première donc qui allait acheter mon livre et qui sort en effet de l’argent, paye le livre et vient me voir et me dit « je suis architecte, je construis des ponts, et j’achète tous les livres dont le titre contient le mot « pont »…
Quelques mois plus tard je l’ai croisée, c’était dans une grande réunion d’architecture, elle était accompagnée, moi aussi, et en passant près de moi elle s’est retournée elle m’a dit « au fait je l’ai lu… pas mal votre livre, pas mal! »
Je l’ai bien pris parce que je trouve que « pas mal », c’est déjà pas mal…

Catherine Gottesman :   Comment pourriez-vous décrire pour vous le lecteur idéal, est-ce que ce serait quelqu’un qui serait emporté par le suspens, qui voudrait savoir ce qui arrive au personnage, ou un lecteur plus posé qui ferait attention à tout ce que vous passez en revue sur notre société, à tout ce que vous critiquez ?

JPC :   Quand on écrit on pense certainement à quelqu’un, mais je ne suis pas sûr qu’on pense à tous les lecteurs, ça c’est vraiment pas facile... Je suis content quand quelqu’un me dit qu’il a aimé lire un de mes livres, je suis parfois surpris quand il me dit quelque chose que je n’avais pas forcément vu... Je suis très content si il voit quelque chose que j’avais voulu y mettre.
Ce qui arrive parfois aussi, c’est que je devienne ami avec des lecteurs...

Catherine Gottesman :   Dans Les yeux verts, Marguerite Duras écrit «si on commence à expliquer, on fout le texte en l’air». Est-ce que vous accepteriez quand même qu’on explique vos textes ?

JPC :   Oh oui bien sûr ! J’ai toujours été très heureux quand j'ai lu un commentaire, surtout quand quelqu’un a écrit vraiment sur le livre, et que je peux découvrir quelque chose que peut-être je n’avais pas vu finalement... Ah oui, qu’on analyse oui oui oui... Parce qu'en fait, pour continuer la réponse à la question précédente, il y a une frustration possible de l’auteur, qui est que les lecteurs ne voient qu’une partie de ce qu’il a écrit.
Barthes disait que l’écrivain était un petit monsieur qui en savait long sur le monde, -c’est un « petit monsieur » d’un côté mais qui en sait « long » sur le monde-, de la même façon l’auteur a souvent beaucoup d’ambition.
Moi je revendique ça d’ailleurs, du coup je suis plutôt exigeant avec le lecteur... Cependant il est possible que moi-même quand je lis un autre auteur, je ne vois pas tout ce qu'il a voulu écrire... Cela n'empêche que je peux être déçu si je ressens une compréhension partielle ou même décalée...
Mais je m'aperçois que je n'ai pas répondu à la première question, si je ne faisais toujours qu' «écrire et vivre».
Cette phrase qui signifie clairement la priorité donnée à l'écriture, est aussi une trace du débat que j'avais avec MD.
Elle affirmait quelque part qu'on ne pouvait pas faire les deux, écrire et vivre. Qu'il fallait choisir en fait. A quoi j'opposais qu'on pouvait vivre aussi, parce que je le voulais, vivre...
Donc ma réponse est oui, parce qu'écrire est constitutif de ma vie.


16/08/2010  tous droits réservés / texte reproductible sur demande / m.a j. 13/12/2013