Jean Pierre Ceton
romans

LETTRE AU LECTEUR 1

Libérons la langue française !

Est-ce bien le moment de parler de cela, en pleine période de crise?
Le moment ou pas, c’est le moment parce qu’il y a urgence. Un séjour sur un autre continent m’a révélé à quel point la langue française est en réel danger de régionalisation, voire de latinisation.
Bien sûr la prédominance croissante de l’anglais comme vecteur international de communication pourrait expliquer cette mise à l’écart apparemment implacable du français.
Cependant l’explication n’est pas suffisante, car notre langue bénéficie d’un grand prestige et le désir de l’apprendre est fort même s’il ne se concrétise pas.
Ainsi l’on découvre que beaucoup de ceux qui ne pratiquent pas le français en expriment du regret, mais aussi une forme de dépit.
Comme s’ils lui reprochaient d’être inutilement compliqué, et plus précisément d’être devenu une langue un peu vieillotte. En 1990, un membre du Conseil de la langue française qui travaillait sur une réforme de l’orthographe avait pu dire : «cela fera plaisir aux enfants et aux étrangers».
Justement, on devrait accepter l’idée que la langue est destinée à être utilisée par les enfants, qui deviendront grands, et par les étrangers qui feront que la langue continuera d’exister dans le monde.
Il faudrait y ajouter les parents qui vivent cette entreprise formidable qu’est l’apprentissage de la langue par leurs enfants.
Car ils doivent souvent les contrarier afin de leur inculquer des formes parfois bizarres (un masculin qui se termine par e), anachroniques (lettres qui ne se prononcent pas) ou très compliquées (les multiples et incertaines exceptions à la règle).
Les étrangers qui apprennent notre langue sont majoritairement des étudiants qui, tout comme les enfants de France, s’imprègnent de logiques qui désormais gouvernent notre vie.
Or de nombreuses règles du français, d’orthographe notamment, relèvent d’une logique tout à fait antérieure aux logiques modernes d’information.
Par exemple, l’accord des noms composés. Dans une logique contemporaine, la règle serait d’accorder ou non en fin de locution selon qu’il s’agit d’un pluriel ou d’un singulier.
Ce qui donnerait : «un sèche-cheveu, des sèche-cheveux», pour désigner cet objet si usuel qu’il arrive de posséder en double, soit un modèle ancien qui marche encore et un tout récent qui vous décoiffe comme à la pointe du Raz.
Oui, mais en français classique, «un» sèche-cheveux s’écrit comme au pluriel, sous prétexte qu’il est impossible de sécher un cheveu seulement .
De même on doit écrire des après-midi, et les sans-abri (qui pourtant sont nombreux).
Tout comme il faut écrire au singulier «quelque» accolé à temps (mot cependant toujours affublé d’un s), alors même qu’en un siècle le concept de temps s’est «divisé» jusqu’au milliardième de secondes. Et l’on persiste à écrire «Allô» avec un circonflexe alors que la manière sonore de le prononcer a évolué radicalement depuis 50 ans de téléphone.
Et on doit écrire chariot, mais charrette; asseoir et voir; dissous mais dissoute; bateau et château etc.
C’est incompréhensible pour un enfant ou un étranger, et même pour un citoyen français qui ressent combien tous ces illogismes contrarient les nombreuses ambitions de sa langue: parler, écrire, communiquer, transmettre de l’information, comprendre et se comprendre.
Un gel de la langue sur des règles anciennes présente le risque d’une séparation progressive de l’écrit et de la langue orale. A l’exemple de l’utilisation de l’imparfait du subjonctif, répandue dans les écrits «savants», quasi impossible dans la conversation usuelle sauf à en rire.
Mais ce gel présente maintenant le risque d’une séparation complète de l’écrit des livres avec celui du nouveau support qu’est le réseau internet.
Encore peu utilisé en France, dit-on, ce qui signifie notamment qu’il est peu développé en langue française.
Le français qui s’y pratique est un écrit rapide et un peu sauvage, souvent mâtiné d’anglais. Sa préoccupation est de communiquer, sûrement pas de jouer avec la subtilité grammaticale. Pour beaucoup d’utilisateurs, c’est devenu un lieu familier d’écriture, et pour certains le seul.
Cet écrit qui doit résister à l’anglais, en réalité être rapide et signifiant, se libérera de plus en plus des règles de l’écrit traditionnel.
Conséquence à terme, ou ce ne sera plus tout à fait du français, ou celui des livres ne sera plus une langue vivante. Dans la pire des hypothèses, le français deviendrait une langue qu’on utiliserait «entre nous» tandis que généralement on se servirait de cette langue internationale construite de façon plus ou moins logique à partir de l’américain.
Alors que faire ? D’abord se réconcilier avec soi-même, il y a déjà eu beaucoup de réformes de la langue. Du 16ème où l’on invente la règle de l’accord du participe passé avec le verbe avoir, à 1740 où l’on modifie la graphie d’un mot sur quatre, et puis deux ou trois fois par siècle, jusqu'à ces tentatives de 1975 et 1990 finalement peu suivies d’effet.
Très objectivement, on ne voit pas pourquoi on ne dirait pas des «journals» ou des «animals» comme les enfants le font spontanément. Parce que la logique est intacte.
Sauf que ce type de liberté ou de simplification nous choque, comme si la langue était «table de la Loi». Seulement voilà, depuis des siècles, et surtout depuis trois décennies, on n’arrête pas de changer les lois et d’en inventer de nouvelles.
D’ailleurs, beaucoup de formes qui nous paraissent venir des origines n’ont pas toujours existé, certaines mêmes sont récentes. Il suffit de consulter les textes anciens pour s’apercevoir qu’on écrivait ou accordait différemment, qu’il n’y avait pas tant d’accents circonflexes, ou encore que les graves ont pu devenir aigus.
Il faudrait essentiellement tolérer des variations aux formes qui nous paraissent absolues pour cette seule raison qu’elles nous sont familières. En quoi serait-il gênant que cohabitent nénufar et nénuphar, ognon et oignon, assoir et asseoir, journals et journaux etc.
Il faudrait ensuite privilégier l’usage, de sorte que puissent surgir des formes inventives qui font qu’une langue est capable de formuler du sens avec ingéniosité. En somme que la langue continue de vivre et de se développer, parce que c’est le seul moyen de la faire exister sur la scène internationale.

En tout cas, l’enjeu est vaste : rien moins que sauver l’intelligence profonde du français, au lieu de «s’entêter» à défendre des formes rendues désuètes par les modifications de la vie.
Et c’est sûrement le moment d’en parler, car si la crise n’est pas seulement celle du chômage ou de l’emploi, elle est une crise générale de manque de mots et de formes pour dire et comprendre ce que nous vivons. En fait, il faut libérer notre langue.

19/12/1997 / tous droits réservés / texte reproductible sur demande

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